Chapitre 7 - La conscience Alaya

Au chapitre précédent, nous avons vu que notre septième conscience, appelée Manas apparaissait au moment de notre naissance et s’amplifiait au cours de notre vie. Elle est également appelée « conscience souillée » (Zenma i - 染汚意), car elle correspond aux quatre mauvaises passions que sont l’illusion du moi (gachi - ), la vision du moi (gaken - ), la vanité du moi (gaman - ) et l’attachement au moi (ga-ai - ).

La première mauvaise passion, l’illusion du moi (gachi - ) est l'ignorance du soi, qui implique que nous ne comprenons pas qu'il n'y a pas de chose fixe appelée soi. Nous ne comprenons pas la notion d’absence de soi. Cette mauvaise passion (bonnō), nous empêche de connaître la réalité, à savoir qu'il n'y a pas un tel soi permanent et fixe qui puisse exister sans relation avec les autres.

La deuxième mauvaise passion, la vision du moi (gaken - ), fondée sur l’illusion du moi, nous fait voir les choses et créer une image du monde dont le centre est moi. Dans le mot « gaken », la partie « ga » signifie "Je suis le plus important", tandis que « ken » (vision) consiste à construire une image du monde dont nous sommes le centre. C'est comme dans un atlas mondial réalisé au Japon, où le Japon est toujours le centre du monde, alors que dans un atlas réalisé aux États-Unis, les États-Unis sont le centre du monde. Dans mon monde, je suis le centre ; personne ne peut être le centre du monde à part moi. Tel est « gaken ».

La troisième mauvaise passion, la vanité du moi (gaman - ) est ce moi ou « ga » ou « ego » qui se compare aux autres et pense toujours "je suis meilleur qu'eux" – ou, à l’inverse, "je veux être meilleurs qu’eux". Si je pense que je ne suis pas meilleur que les autres, nous avons alors un autre problème appelé "complexe d'infériorité". Ces deux extrêmes sont considérées comme gaman. Le mot arrogance ne fonctionne pas tout à fait car « man » inclut le complexe d'infériorité. "Je ne suis pas bon" fait partie de ce problème. On peut donc peut-être le traduire par « vanité » ou « suffisance ».

La quatrième mauvaise passion, l’attachement au moi (ga-ai - ) est l'amour négatif ou l'attachement à soi. Cette obsession du moi débouche sur l’attachement au « mien » et sur toutes nos souffrances, frustrations, ne pas pouvoir obtenir ce que l’on désire, être séparé de ce que l’on aime, etc…

Parallèlement, comme nous l’avons déjà évoqué, c’est également cette septième conscience Manas qui, de tous temps, a poussé des philosophes à se poser la question : « Quel est l'ultime du soi » ? Jadis, cette recherche était d’ailleurs le point commun de la plupart des religions et philosophies de l’Inde. Les textes sacrés hindous, connus sous le nom Upanishad, par exemple, considèrent que l’ultime de soi est l’Ātman, que l’on peut traduire par « souffle », « principe de vie », « âme », « Soi », « essence ». En même temps, l’Ātman s’identifie à l’être absolu, au principe universel qu’est Brahman. Comme dans les religions monothéistes et certains courants pseudo-bouddhistes, on voit ici l’émergence d’un être supérieur, une loi universelle, omnipotent, avec lequel il faut être en communion (s’harmoniser).

Ainsi, généralement, en Inde, on considère que l’Ātman, c’est-à-dire le « moi » représente l’ultime de tout individu.

Là-dessus arrive Shakyamuni qui enseigne « l’absence de soi » (muga – 無我), niant ainsi l’existence de l’Ātman. Le bouddhisme affirme en effet qu'il n'existe pas de substance unique qui maintient son identité et qui existe éternellement, mais seulement un héritage de soi qui surgit et cesse d'exister d'un instant à l'autre. Comme nous l’avons déjà vu, toute chose (dharmas) apparaissant en fonction de causes et de conditions, ne possède pas de nature propre et est donc vide. La notion de vacuité fut largement développée, notamment par Nagarjuna, 14ème héritier du Dharma de Shakyamuni, qui vécut entre le 2ème et 3ème siècle de notre ère.

Or, en Inde, il y avait une pensée encore plus importante que la notion d’Ātman, à savoir celle du saṃsāra (rinne – 輪廻) autrement dit la transmigration, le cycle des vies et des morts. Il s’agit d’une pensée incroyablement effrayante, selon laquelle nous continuons à naître et à mourir dans plusieurs mondes en fonction de la bonté ou de la malveillance de nos actes (karma). Cette idée, profondément ancrée dans l'esprit indien, ne pouvait être niée même par le bouddhisme, qui était une idée émergente à l'époque. Au contraire, le bouddhisme l’a volontairement adoptée comme le principal pilier théorique de sa propre doctrine.

Ici, la tâche déjà difficile de la recherche de l'ultime du soi rencontra un nouveau défi. En d'autres termes, une contradiction apparut entre la théorie du non-soi et celle du samsara. Comment justifier la transmigration, alors que l’on prône l’absence du moi. S’il y a renaissance dans le cycle des vies et des morts, quel est le support de cette transmigration ?

C’est la pensée du « rien que conscience », initiée par Asaṅga et son frère cadet Vasubandhu qui, entre le 4ème et le 5ème siècle de notre ère, résolut cette contradiction. En un mot, en réponse à l'affirmation de Nagarjuna (école du milieu) selon laquelle " tout est vide ", le Rien que conscience estime que seul l'esprit qui reconnaît que " tout est vide " existe. Asaṅga et Vasubandhu expliquèrent que derrière les six consciences superficielles et la septième conscience Manas, il existe une huitième conscience plus profonde appelée Alaya, qui est la forme ultime de l'existence de soi et en même temps le sujet des réincarnations dans le cycle des vies et des morts. La découverte de la huitième conscience, permit à la pensée bouddhiste d’établir un nouveau système théorique. En particulier, ils utilisèrent le concept d'Alaya pour formuler une théorie brillante sur la question de la création de l'univers, à savoir : "Comment le monde réel, y compris le moi, prend-il naissance ?". Cette théorie s’appelle la production conditionnée de la conscience Alaya (Alayashiki engi – 阿頼耶識縁起) qui explique la provenance de tous les phénomènes.

Comme nous l’avons déjà vu, toute existence phénoménale apparaît en raison de causes directes (les causes) et de causes auxiliaires (conditions). Tel est le concept de la production conditionnée. Les choses qui surviennent conformément à cette loi d'origine sont les cinq « skandhas » autrement dit les cinq agrégats (forme, perception, conceptualisation, réaction et conscience), éléments constituants de notre corps et de notre esprit. Fondamentalement, la question que s’est posé le bouddhisme est de savoir comment sont et devraient être les êtres humains. Cette attitude est universelle dans le bouddhisme. Cependant, avec l’apparition de la huitième conscience, on a commencé à prêter attention non seulement à l'existence humaine, mais aussi au monde naturel qui l’entoure en tant qu'entité évidente découlant de la loi de la production conditionnée. La conscience Alaya crée non seulement l'esprit et le corps humain, mais aussi les montagnes, les rivières, les plantes et les arbres qui existent autour de nous. On peut dire ici qu’avec la huitième conscience la théorie strictement spiritualiste de la création de l'univers a été achevée.

 

 

Il y a donc ici une différence majeure entre les religions monothéistes et le bouddhisme, en ce sens où dans ces religions de la voie extérieure, un être supérieur, Dieu a créé toutes choses y compris l’être humain, alors qu’à l’inverse, dans le bouddhisme, c’est chacun de nous qui créons notre univers personnel.

D'ailleurs, cette théorie de la création, qui considère que même les choses que l'on croit exister en dehors de soi sont issues de notre propre esprit primordial, n'est pas le fruit d'un simple intérêt ou d'une spéculation philosophiques. En effet, en arrière-plan de sa création, il y avait un fort impératif religieux et éthique de ne pas s'attacher aux choses du monde extérieur. L’attachement est l’élément déclencheur de la souffrance. C’est pourquoi le bouddhisme enseigne « Soyez sans attachements ». En réalité, cependant, nous sommes sujets à d'innombrables obsessions. Je veux de l'argent, je veux avoir ma propre maison, je veux réussir, je veux la nouvelle Playstation, je veux le dernier IPhone, je veux ci, je veux ça..., désirs bercés par tout un chacun. Pourquoi, alors, de tels attachements et désirs surgissent-ils ? C'est parce que nous croyons que l'argent, la maison, être PDG ça existe et que si nous les obtenons ou le devenons, nous aurons une vie heureuse. En un mot, c'est précisément parce que nous sommes implicitement conscients que les choses du monde extérieur sont indéniablement réelles que nous nous attachons à elles.

Or, le bouddhisme enseigne que « le moi et les phénomènes du monde extérieur sont créés par notre propre esprit, en particulier la huitième conscience. Séparés de notre propre esprit, ces phénomènes n’ont pas de réalité ». On me dira alors, « pourtant, je vois les montagnes, je sens les fleurs, j’ai conscience d’exister » ! Certes, il y a des montagnes, il y a des fleurs et j’existe. Mais tout cela n’est que phénomènes au sein de l'activité mentale du moi. En fait, ce n’est pas que la montagne soit dans le monde extérieur et que l'esprit la voie, en réalité, l'esprit est dichotomisé en une partie qui a l'apparence de la montagne (l'esprit en tant qu'objectif) et une autre partie qui la voit (l'esprit en tant que subjectif), et le phénomène de voir la montagne se produit sur la base de l’opposition entre les deux. Pour le dire plus simplement, on ne voit pas la montagne parce qu’elle existe, mais elle existe parce qu’on la voit.

Ainsi, la conscience Alaya est le corps fondamental à partir duquel toute existence surgit. Par exemple, admettons que nous avons un crayon devant nous. Ce crayon, l'organe sensoriel appelé œil et la fonction de voir le crayon, ces trois éléments proviennent de la conscience Alaya. D'une manière plus générale, le monde naturel qui nous entoure (le monde réceptacle = kiseken-器世間), notre corps physique (le corps racine = Ukonjin-有根身) et les actions cognitives subjectives telles que les sensation, les perceptions et la pensée (les différentes consciences) sont toutes nées des modifications de cette Conscience Alaya, qui est le corps fondamental. Ainsi, la conscience Alaya stocke toutes les existences en tant que possibilité, ou en d'autres termes, en tant que "semences". C’est pourquoi, elle est donc également connue comme le "conscience de toutes les semences".

Le mot « Alaya » signifie « stocker », « entreposer », « accumuler ». Le nom « Himalaya », d’ailleurs signifie « accumulation de neige ». C’est pourquoi, on appelle également la huitième conscience « conscience entrepôt ».

La conscience Alaya est également le lieu où nous stockons l’influence de toutes nos expériences. Tout comme chaque paysage passant à travers l'objectif est gravé sur le papier photographique, chaque acte mental, verbal ou physique, bon ou mauvais, est instantanément planté dans la conscience Alaya comme une graine.

En sanskrit, le mot « acte » se dit « karma ». Ainsi, chacun de nos actes, qu’il soit mental, verbal ou physique est inscrit dans notre huitième conscience et, en même temps, cette graine crée la condition future de la rétribution de ces actes.

Ainsi, nous voyons que selon le bouddhisme, ce que nous sommes, comme tout ce qui peut nous arriver n’est pas l’œuvre d’un Dieu, du hasard ou de la destinée, mais bien la rétribution de nos propres actes.

L’enseignement donné par le Bouddha tout au long de sa vie n’avait pas pour objectif que nous comprenions ces choses, mais bel et bien que, par des pratiques appropriées, nous transformions le contenu de notre huitième conscience, le purifiions et, de fil en aiguille, purifiions notre septième conscience en remplaçant notre petit moi ridicule qui ne pense qu’à lui, par la vie immense du Bouddha et, pour finir, purifiions nos six racines, ce qui nous permet de réaliser la fusion parfaite du subjectif et de l’objectif et ainsi, de voir le véritable aspect des choses, ce qui s’appelle l’éveil, la bouddhéité.

 

 

Dans les prochains chapitres, nous verrons le contenu chronologique, méthodologique et doctrinal des cinquante années de prêche du Bouddha Shakyamuni, puis son développement à travers les âges au cours duquel, le grand maître du Tendai découvrit l’existence d’une neuvième conscience appelée Amara.

 

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