Chapitre 13 - La doctrine d’Une pensée trois mille (Ichinen Sanzen)

Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, l’éveil du Bouddha consiste à percevoir le véritable aspect des choses et pour que tous les êtres ordinaires puissent parvenir au même état de vie de libération, la première expression qu’il utilisa pour montrer que les choses ne sont pas produites par la volonté d’un Dieu, ni par le hasard, ni par la destinée, il enseigna le principe de la « production conditionnée » (engi – 縁起) qui signifie que les choses sont l’effet de causes et de conditions. Par exemple, le tableau intitulé « la Joconde » est l’œuvre de Léonard de Vinci. Pour l’exécuter, il utilisa une toile, des couleurs, des pinceaux, son talent et sa dextérité firent le reste. Mais si c’était Raphaël, qui vivait à la même époque, qui avait utilisé le même support, les mêmes couleurs et les mêmes pinceaux, il aurait pu exécuter son fameux autoportrait et l’œuvre aurait été complètement différente. La Joconde, comme l’autoportrait de Raphaël sont des productions conditionnées et n’ont donc pas de nature propre. N’ayant pas de nature propre, la caractéristique de ces tableaux est la vacuité. L’absence de nature propre (mujishō – 無自性) et la vacuité (kū - ) sont le développement logique et ultérieur de la production conditionnée.

Toutefois, parvenu aux sutras du grand Véhicule, le Bouddha enseigna que même si la vacuité représentait le véritable aspect, elle n’était, à ce stade qu’une vérité partielle, à laquelle il adjoignit la vérité de la conditionnalité impliquant que les choses existent en tant qu’objets de notre perception. Enfin, parvenu aux sutra de la sagesse, il enseigna la médianité. La vérité du milieu représente le principe véritable qui ne s’attache pas aux deux extrêmes que sont la vacuité et la conditionnalité, mais qui les comprend toutes deux.

En d'autres termes, tout est vide parce que n'existant que temporairement en raison de causes et de conditions, et comme il n'y a pas de corps fixe appelé vacuité, on peut également dire que la vacuité est également vide. Par conséquent, la médianité nie à la fois la vacuité et la conditionnalité, tout en établissant la vacuité et la conditionnalité ensemble, ce qui est également appelé la vérité du milieu ou la voie du milieu.

Cette voie du milieu n'est pas un compromis entre les deux, mais une vérité qui englobe à la fois la vacuité et la médianité.

Or, si dans les sutras antérieurs au Sutra du Lotus, ces trois vérités étaient enseignées séparément, le grand maître du Tendai, Zhiyi, a déterminé que dans le Sutra du Lotus, ces trois vérités étaient en fait une seule et unique « triple vérité ». La pratique de l’observation de cette triple vérité en son cœur (isshin sangan - 一心三観) l’amena à l’éveil de la contemplation de trois mille domaines en une pensée. La doctrine d’Une pensée trois mille (ichinen sanzen – 一念三千) est l’enseignement ultime du bouddhisme, enseigné uniquement dans le Sutra du Lotus, le but de la venue en ce monde du Bouddha Shakyamuni et que révéla Zhiyi, le grand maître du Tendai. Pour ce faire, au mois d’avril du printemps de ses cinquante-sept ans, dans le temple appelé Yuquan-si (玉泉寺), dans la province de Jing, il enseigna un livre en dix fascicules, appelé le Grand Arrêt et Contemplation, à son disciple, le grand maître Zhangan. Ce n’est qu’au cours du cinquième fascicule de ce traité, qu’il déclara pour la première fois :

« Un Cœur contient dix mondes de dharmas. En outre, chaque monde de dharmas contient lui-même les dix mondes, ce qui fait cent mondes. Chaque monde contenant à son tour trente domaines, les cent mondes, contiennent trois mille domaines. Ces trois mille sont présents dans le cœur d’une pensée. S’il n’y a pas de cœur, inutile d’aller plus loin. Mais s’il y a la plus infime parcelle de cœur, elle contient l’ensemble des trois mille. Par ailleurs, il n’est pas dit que le cœur précède l’infinité des dharmas, ni que l’infinité de dharmas précède le cœur ».

Les éléments composant le principe d’Une pensée trois mille sont les dix mondes exposés dans le Sutra de l’ornementation fleurie, les Dix Ainsi, exposés dans le Sutra du Lotus et les trois domaines exposés dans le Traité de grande sagesse de Nagarjuna.

En ce qui concerne les dix mondes, faisons un peu détymologie. Lidéogramme traduit par monde ( - kai) est composé de deux éléments. Celui du haut donne son sens et celui du bas donne sa prononciation. La partie du haut (qui se prononce « ta » ou « den ») signifie « rizière ». Elle entre dans la formation de mots composés désignant un « terrain » (denya-田野 = champ cultivé, ou denen - 田園 = région rurale), ce qui se rapporte à la « campagne » (denka - 田家= maison rurale), un « lieu ayant la forme dune rizière » (enden - 塩田= marais salan), une « vaste région où lon récolte des produits » (yuden- 油田= gisement pétrolifère, ou tanden-炭田= bassin houiller).

Sa forme symbolise les diguettes de séparation des rizières et la partie en croix () symbolise les sentiers longeant les rizières et les chemins reliant le nord au sud et lest à louest.

Quant à la partie du bas ( qui se prononce « kai »), elle représente (entre autres) un homme en armure ou le fait de simmiscer dans un espace.

Etymologiquement, le mot « kai » () désigne donc la frontière entre deux rizières et signifie « ligne de démarcation », « proximité », « division », « la fin dune phrase », « les limites ». Il est utilisé dans les mots composés tels que ceux désignant une certaine sphère sociale : « le monde de la finance » (zaikai - 財界), « le monde de la religion » (shūkyōkai - 宗教界).

En anglais, le mot « kai » est traduit par « royaume ».

En conclusion, le mot « kai » représente un lieu délimité, complètement distinct, cloisonné des autres. C’est pourquoi j’ai choisi de le traduire en français par « monde », autrement dit un lieu d’où il n’est pas facile de sortir et où il n’est pas facile de pénétrer, du moins au cours de notre vie dans ce monde, qu’il est impossible de modifier.

Ces dix mondes sont, je le rappelle, les enfers, les esprits affamés, les animaux, les ashuras, les humains, les cieux, les auditeurs, les éveillés par les conditions, les bodhisattvas et le monde du Bouddha.

Chaque monde est composé de trois éléments, appelés « domaines » (seken – 世間). Il y a en premier lieu le domaine du territoire (kokudo seken - 国土世間). C’est le lieu physique, non sensitif, constituant le support des êtres qui vivent dans ce monde. On l’appelle également « domaine réceptacle » (ki-seken – 器世間). Ainsi, le fer chauffé au rouge est le lieu d’habitation du monde de l’enfer. Les esprits affamés vivent cinq cents yojanas sous le continent Janbu. Les animaux habitent l'eau, la terre et l'air, les ashuras habitent dans les eaux peu profondes de l'océan, au bord de la mer, les humains habitent la terre, les cieux habitent dans les palais célestes, les deux véhicules habitent la Terre des moyens, les bodhisattvas habitent la Terre de la rétribution correcte et les Bouddhas habitent la Terre de la lumière sereine.

Il y a ensuite le domaine des êtres. Ce sont les êtres qui vivent dans chacun des dix mondes. Par exemple, les êtres vivant dans le premier des huit grands enfers, appelé l’enfer des renaissances égales (Tōkatsu jigoku - 等活地獄), se déchirent entre eux, ou bien sont déchiquetés par les gardiens de l’enfer. Une fois parvenus à ce stade, ils ressuscitent dans le même enfer en reprenant leur aspect d’origine, autrement dit, ils renaissent à l’égal de ce qu’ils étaient au moment de leur chute en enfer.

Enfin, le domaine des cinq ombres, représente les constituants physique et spirituels des êtres individuels. Ce sont la forme, la perception, la conceptualisation, la réaction et la conscience. Chaque être est la réunion provisoire de ces cinq agrégats.

Chaque domaine à un aspect, une nature, une substance, une énergie, une action, une cause, une condition, un effet, une rétribution, le tout étant consistant du premier, l’aspect, au dernier, la rétribution. Cette dernière est la rétribution du support (ehō – 依報) pour le domaine du territoire et la rétribution du principal (shōhō - 正報) pour les domaines des êtres et des cinq agrégats. Comme nous le verrons plus loin, il y a non dualité entre le support et le principal (eshō funi – 依正不二).

Les trois domaines contenant les dix Ainsi, donnent trente domaines, présents dans un monde. Comme il y a dix mondes et que ces dix mondes se contiennent mutuellement, nous obtenons le chiffre de trois mille mondes, ou trois mille domaines ou trois mille ainsi, selon l’ordre dans lequel on fait la démonstration. Ces trois mille sont contenus dans le cœur d’Une pensée.

Ainsi, la théorie d’Une pensée trois mille, dans ses grandes lignes, est une doctrine qui catégorise et synthétise toutes les existences, ou tous les dharmas, en trois mille lois, et explique que ces trois mille lois sont toutes contenues dans l'esprit (le cœur) de chaque être humain (il sagit alors de la relation de « ce qui contient » (gu = ) et, en outre, que ces trois mille lois sont le cœur d'une seule pensée (il sagit alors de la relation de ce qui est (ze = ).

Revoyons ce que nous avons vu plus haut, un peu plus en détail selon l'explication de Zhiyi. Si nous classons l’intégralité des dharmas en trois mille catégories, quelle procédure utilise-t-on pour obtenir ce chiffre ? Tout d'abord, les dix types d'existence dans l'univers, y compris la manière subjective d'être des êtres humains (= les dix mondes, de l'enfer au monde du Bouddha), incarnent mutuellement les neuf autres types d'existence. Dans ce sens, ils forment les Cent mondes. Chacun de ces êtres suit également les dix manières d'être, qui sont liées à l'aspect etc., jusqu'à l'égalité totale de l’origine à la fin. Par conséquent, le nombre total de ces manières d'être est de cent mondes et mille Ainsi. En outre, chacun de ces êtres possède trois types d'existence. Ce sont les trois sortes de domaines : l'aspect subjectif (le domaine des êtres sensitifs), le domaine de l'esprit et de la matière (le domaine des cinq agrégats) et le domaine de l'environnement non sensitif (le domaine du territoire). Ainsi, les cent mondes et les mille Ainsi comptent trois mille sortes de domaines. Ainsi obtenons nous le nombre de trois mille.

Les trois mille dharmas sont pris dans la perspective des éléments de base des êtres humains et du monde, tels que les manières subjectives des êtres humains, la composition du monde environnemental qui les entoure et le lieu d'existence attendu des êtres sensitifs, et ils représentent le nombre de substrats sur lesquels tous les dharmas sont basés.

Le nombre trois mille a donc une grande signification dans la tradition de l'enseignement, mais cela ne signifie pas que l’intégralité des dharmas est quantitativement une collection de trois mille dharmas. Pour dire les choses d’une manière extrême, trois mille pourraient aussi bien être cinq mille. En résumé, trois mille est une description quantitative de l’intégralité des dharmas présentée de manière à maintenir la cohérence doctrinale et qui est clairement organisée dans l'infinie variété des différents aspects des dharmas.

Ce qui est important dans cette doctrine, ce n'est donc pas le nombre de tous les dharmas classés comme trois mille, mais la relation entre les dharmas réels présentés comme trois mille et l'esprit des êtres sensitifs. La partie la plus importante de cette doctrine est celle qui révèle la relation entre l'esprit (le cœur) et l’intégralité des dharmas, et la nature de l’intégralité des dharmas, qui est énoncée comme "le cœur contient tous les dharmas" et "le cœur est tous les dharmas".

Il peut être utile, d'une certaine manière, de répertorier ce que Zhiyi enseigne sur ce point. Voici quelques passages représentatifs de l'explication.

« Un cœur contient dix mondes, chaque monde contenant à son tour dix mondes, cela nous donne cent mondes. Un monde contient par ailleurs trente sortes de domaines, ce qui fait que cent mondes des dharmas contiennent trois mille sortes de domaines. Ces trois mille sont présents dans le cœur d’une pensée ».

« Si l’intégralité des dharmas naissent d’un cœur, on parle de verticalité. Si le cœur contient à la fois l’intégralité des dharmas, on parle alors d’horizontalité. Or, l'esprit n'est pas vertical, ni horizontal, mais l'esprit est l’intégralité des dharmas, et l’intégralité des dharmas est seulement l'esprit. Par conséquent, il n’y a ni verticalité, ni horizontalité, le cœur et les dharmas ne sont ni un, ni différents. C’est mystérieux, merveilleux, profond et sans pareil. Ce n'est pas ce que l'esprit perçoit, ni ce que les mots disent, et c'est pourquoi on l'appelle l’objet inconcevable (par les sens) ».

Ainsi, il est expliqué que la relation entre l'esprit et lintégralité des dharmas doit être comprise en termes de relation entre « avoir » (gu - ) et « être » (ze - ), mais quel genre de questions concernant lintégralité des dharmas et l'esprit, cette doctrine tente-t-elle d'exprimer ?

En référence aux autres explications données dans les passages pertinents du Grand arrêt et contemplation, il semble s'agir d'une doctrine qui tente d'expliquer comment tout ce qui existe, y compris l'esprit, n'est pas capable d'affirmer son propre accomplissement et son indépendance à la lumière de la réalité.

Permettez-moi de vous donner quelques détails supplémentaires sur cette question.

L’infinité de tous les dharmas classés en trois mille peuvent se manifester selon le point de vue de l'esprit, tout comme les dix mondes surgissent de différentes manières selon le point de vue de l'esprit qui voit l’intégralité des dharmas de différentes manières (c’est alors la relation entre "l'esprit générant tous les dharmas").

A l’inverse, si nous considérons la possibilité que l'esprit puisse être n'importe lequel des dix mondes selon la façon dont il considère tous les dharmas, ainsi que le fait qu'il puisse être n'importe lequel des dix mondes, il est possible de comprendre alors que l'esprit est imprégné de l’intégralité des dharmas (c’est alors la relation du "cœur imprégné de l’intégralité des dharmas". Cependant, si nous examinons de plus près la réalité de tous les dharmas, l'esprit et tous les dharmas ne doivent pas être compris en termes de relation "actif - passif" (nōsho-能所). En dautres termes, la compréhension de la relation entre les dharmas et l'esprit, à savoir que l'esprit produit (nōshō-能生) et met en œuvre (nōgu-能具) lintégralité des dharmas, et que cette intégralité des dharmas est produite (shoshō-所生) et mise en œuvre (shogu-所具) par l'esprit, ne conduit pas à une compréhension correcte des deux. Dès lors, quel type de compréhension est donc correct ?

Il faut comprendre que ni l'esprit ni aucun dharma ne se trouve dans une sphère isolée, niant mutuellement l'autre. Comment cela peut-il être le cas ?

La raison en est la nature non qualifiée de l'esprit et de tous les dharmas, c'est-à-dire qu'il est impossible d'affirmer sa propre unicité par rapport aux autres, car « même si l’on recherche son esprit, il est impossible de le connaître, tout comme, même si l’on recherche les trois mille, il est impossible de les connaître ».

Ainsi, la relation entre l'esprit et l’intégralité des dharmas est que "l'esprit est l’intégralité des dharmas" et que "l’intégralité des dharmas est l'esprit", et tous deux sortent de la coquille de leurs manières d'être respectives, sont essentiellement autonomes, et se tiennent dans une relation véritablement de "non-dualité". C'est la véritable forme et la façon d'être de tout ce qui est vivant. La théorie d’Une pensée Trois Mille est une doctrine qui enseigne l'état ultime de l'existence - que tout ce qui existe ne peut s'affirmer de manière autolimitée, en se distinguant des autres.

Par ailleurs, au cours des nombreuses ascèses auxquelles s’adonna Zhiyi, il y a « les dix méthodes de contemplation ». C’est au cours de la première de ces méthodes, la « contemplation de l’objet inconcevable » (kan fushigi kyō - 観不思議境) qu’il s’éveilla au principe d’Une pensée trois mille. Le moyen de contemplation qu’il utilisa est le « tétralemme du discernement (shiku funbetsu - 四句分別). Le tétralemme du discernement est une forme de raisonnement dans laquelle un syllogisme à quatre propositions est utilisé pour examiner l'impossibilité d’appréhender l’intégralité des dharmas, tel que l’enseigne la théorie d’Une pensée trois mille. Le raisonnement de Zhiyi n'est pas seulement fondé sur la doctrine d’Une pensée trois mille, mais aussi sur le syllogisme à quatre propositions, ce qui est conforme à l'enseignement du "Traité du milieu" de Nagarjuna, qui examine la relation causale produisant ce qui existe sous la forme de quatre point de vue : naissance causée par sa propre substance, par la substance d’un autre, par les deux (ensemble) et sans cause.

Permettez-moi de vous donner un exemple de l'une des formes de raisonnement utilisées par Zhiyi comme une forme de "tétralemme du discernement" (syllogisme en quatre propositions).

Les quatre propositions suivantes sont mises en place à partir de l'exemple d'un rêve et procèdent à la confirmation de son existence. (i) Le rêve est-il le fruit du cœur ? (II) Le rêve est-il le fruit du sommeil ? (iii) Le rêve peut-il apparaître là où l'esprit et le sommeil se confondent ? (iv) Le rêve apparaît-il indépendamment de l'esprit et du sommeil ? En cherchant à confirmer l'existence du rêve selon ces quatre propositions, on arrive à la conclusion que l'existence du rêve ne peut être confirmée dans aucune d'entre elles. Tel est le cadre du tétralemme du discernement.

 

L'intérêt doctrinal de Zhiyi est comblé par la contemplation et la réalisation de l’aspect véritable de tous les dharmas, qui s'exprime à travers les théories du triple corps et d’Une pensée trois mille. Du point de vue de la pratique, le système d’ascèse est construit dans la perspective ultime d'obtenir la connaissance de l'aspect ultime de l’intégralité des dharmas tel qu'il est enseigné par les enseignements du Bouddha. En ce sens, la doctrine de l’aspect véritable est le fondement le plus profond de la doctrine de Zhiyi et, en tant que telle, elle représente une proportion extrêmement importante de son système doctrinal. Il me semble important de souligner ce point.

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