Chapitre 12 - Le Sutra du Lotus

A la lumière de l’analyse des enseignements du Bouddha effectuée par le grand maître du Tendai Zhiyi, nous comprenons qu’au sein de la multitude des sutras prêchés par le Vénéré Shakya, seul le Sutra du Lotus ne contient que l’enseignement parfait. Les autres sutras contiennent aussi en partie cet enseignement parfait, mais ils contiennent également ce qu’on appelle des « Moyens », destinés à élever les capacités des disciples à pouvoir entendre et comprendre l’enseignement uniquement parfait du Sutra du Lotus.

Ces Moyens furent les enseignements des Corbeilles, communs et particuliers. Dans le chapitre Prédication du Sutra des Sens infini, qui fait partie de la période Lotus-Nirvana et qui introduit le Sutra du Lotus, nous lisons :

« Grâce à la vision d’Eveillé, je considérai que l’ensemble des enseignements ne saurait être exposé. Pourquoi cela ? Je m’étais rendu compte de ce que la nature et les désirs des êtres étaient dissemblables. Natures et désirs n’étant pas semblables, je prêchai le Dharma de diverses façons et, pour le prêcher de diverses façons, j’eus recours à la force des moyens salvifiques ».

A la suite de quoi, il ajoute cette phrase terriblement lourde de significations :

« Pendant plus de quarante ans, je n’ai pas révélé la vérité, c’est pourquoi, il y avait des discriminations dans l’obtention de la Voie par les êtres et qu’ils ne pouvaient réaliser promptement l’Eveil sans supérieur ».

Puis, à la fin du deuxième chapitre du Sutra du Lotus, qui suit le Sutra des Sens infinis, il précise :

« Je vais tout bonnement rejeter les moyens et ne plus prêcher que la Voie sans supérieur ; les bodhisattvas, entendant cet enseignement seront tous débarrassés des filets du doute ; les mille deux cents Méritants aussi seront tous appelés à devenir Bouddhas ».

Et pourtant, jusqu’alors, dans les Sutras antérieurs au Lotus, ces mille deux cents Méritants, avec à leur tête le plus sage d’entre eux, Shariputra (Sharihotsu), ne devaient jamais devenir Bouddha, bien qu’ayant accédé à l’éveil suprême des quatre degrés d’auditeurs. Pour mémoire, rappelons que les quatre degrés des auditeurs sont :

1)    Celui qui entre dans le courant (sk. srota apatti, jp. shudaon 須陀洹 ou Yoru - 預流) : premier degré d’éveil atteint par les pratiquants du Petit véhicule. Il s’agit d’entrer dans le courant de l’émancipation en allant à l’inverse du courant des vies et des morts. Ce fruit peut être obtenu lorsqu’on s’est départi des illusions des vues erronées.

2)    Celui qui retourne encore une fois (sk. sakṛdāgāmin, jp. Shidagon - 斯陀含ou ichirai - 一来) : deuxième degré d’éveil atteint par les pratiquants du Petit véhicule. La destruction de six des neuf illusions du monde des désirs permet de ne renaître qu’une fois dans le monde des humains et des cieux avant d’obtenir l’émancipation totale.

3)    Celui qui ne revient pas (sk. Anagamin, jp. anagon - 阿那含ou fugen - ) : troisième degré d’éveil atteint par les pratiquants du Petit véhicule. Ce niveau peut être atteint en se soustrayant des souillures du monde des désirs, y compris les vues et les pratiques erronées. A ce degré, on renaît dans le monde matériel ou dans le monde spirituel, mais il y a “non-retour” dans le monde des désirs.

4)    Le Méritant (sk. Arhat, jp. Arakan 阿羅漢ou Ōgu - 応供) : quatrième et dernier degré d’éveil atteint par les pratiquants du Petit véhicule. Un tel saint s’est débarrassé de toute renaissance, de tous les désirs et de toutes les illusions. Il a obtenu la parfaite connaissance, a tout appris de sorte qu’il n’a plus rien à étudier. Il est digne de respect et d’offrandes (Ōgu).

Il va sans dire que si ces êtres faisant partie des quatre voies saintes ne pouvaient pas devenir Bouddha à l’aide des sutras antérieurs au Lotus, à plus forte raison, les êtres ordinaires le pouvaient encore moins.

Et pourtant, le seul et unique but pour lequel le Bouddha a prêché son enseignement n’était-il pas que, comme il le dit lui-même au chapitre 16 du Lotus, « tous les êtres réalisent rapidement le corps d’Eveillé » ? C’est que tous ces sutras antérieurs au Lotus n’étaient qu’une préparation à pouvoir entendre le Sutra du Lotus et réaliser l’éveil sans supérieur. Autrement dit, ces sutras antérieurs n’enseignant pas la bouddhéité, n’ont aucun sens sans l’éclairage du Sutra du Lotus, éclairage grâce auquel, ils prennent toute leur signification.

Par exemple, pour l’école de la Nature des dharmas (jp. Hossō - 法相), la conscience Alaya (8ème conscience) est notre champ primitif renfermant la somme de nos actions physiques, verbales et mentales depuis le sans commencement, affectant nos fonctions psychologiques (subjectivité) et donc notre manière de voir les choses et provoque les conditions objective de notre environnement.

Au cours du processus de pratique menant à l’éveil, la conscience Alaya change de nom à deux reprises. Entre le sans commencement et le stade où le bodhisattva est parvenu au 7ème degré de Terre, c’est-à-dire le 47ème des 52 degrés menant à l’éveil, la huitième conscience s’appelle Alaya (conscience entrepôt). L’ascèse se poursuit après le 7ème degré de Terre pour parvenir à l’esprits de Diamant (j. Kongō-shin – 金剛心), expression manifestant la fermeté de la décision du bodhisattva dans sa quête de l’éveil. Jusque-là, le bodhisattva a interrompu une à une les mauvaises passions.

Du sans commencement à l’esprit de diamant, la 8ème conscience s’appelle « maturation différente » (ijuku - 異熟), désignant la période au cours de laquelle la conscience fondamentale se poursuit en tant qu’effets des bonnes et mauvaises causes réalisées depuis le sans commencement.

La troisième dénomination de la huitième conscience est « conscience Adana » ou conscience pure, qui désigne l’instant à partir duquel le bodhisattva devient Bouddha.

Il va sans dire que ce processus demande une infinité d’éons, jusqu’à ce que la huitième conscience soit complètement purifiée. Or, le grand maître du Tendai, affirme que cette conscience pure est présente dès l’origine dans le cœur de chacun et s’appelle la conscience Amara (conscience immaculée). C’est la neuvième conscience.

Alors que l’école de la Nature des dharmas n’enseigne que la huitième conscience, disant que tout, aussi bien l’illusion que l’éveil, est produit de manière conditionnée par cette conscience Alaya. A l’opposée l’école du Tendai parle de la « matrice de l’Ainsi-venant ». Cette expression désigne ce qui demeure comme le Tathāgata à l’état fœtal. C'est l'affirmation que tous les êtres portent en eux la nature du Bouddha comme un fœtus.

Cette neuvième conscience, appelée « Amara » ou encore « Roi de l’esprit » n’est autre que la nature du Bouddha, semblable à un champ fertile. Reste à planter la graine de la bouddhéité. C’est ce qu’on appelle l’ensemencement (Geshu- 下種). Il existe deux sortes d’ensemencement : l’ensemencement par l’écoute du Dharma (Monpō Geshu - 聞法下種) et l’ensemencement par l’éveil de l’aspiration à la bouddhéité (Hosshin Geshu - 発心下種). Dans ses Plaquettes explicatives du Sens mystérieux du Lotus, le grand Maître du Tendai Miaolè écrivait à ce sujet : « l’écoute du Dharma (Monpō - 聞法) constitue l’ensemencement, tandis que l’éveil de l’aspiration à la bouddhéité (Hosshin - 発心), autrement dit, le début de la pratique, représente le bourgeon.

Or, l’encensement ne peut se faire qu’avec l’écoute et la pratique du Sutra du Lotus, car seul le Sutra du Lotus est l’enseignement parfaitement pur et parfait. Imaginez un champ fertile où l’on planterait des graines corrompues, modifiées, obsolètes, qu’on arroserait avec des pesticides, de l’eau croupie et empoisonnée, on obtiendrait des récoltes impropres à la consommation, voire nuisibles pour la santé.

C’est la même chose avec les divers enseignements du Bouddha. Dans la mesure où il l’a dit lui-même, seul le Sutra du Lotus représente son véritable enseignement et qu’il a demandé implicitement d’abandonner les autres sutras, les écoles qui ne sont pas fondées sur le Sutra du Lotus, à savoir les écoles du Zen, de la Terre pure, du Shingon, du Tibet, du Viêt-Nam et de toute l’Asie du Sud-est distillent des enseignements corrompus qui ne sont pas celui du Bouddha et qui constituent même une offense au Dharma du Bouddha menant à tout sauf à la bouddhéité, but de la pratique du Bouddhisme.

Spécificités du Sutra du Lotus

Présence mutuelle des dix mondes

Dans l'exploration des spécificités doctrinales du Sutra du Lotus, celle qui mérite d'être citée comme l’élément primordial est "la présence mutuelle des dix mondes". Cette doctrine, appelée théorie de la présence mutuelle des dix mondes, est une description très astucieuse de la nature de l'être humain et de ses mécanismes structurels et qui n’existe que dans le Sutra du Lotus.

Avec l’avènement du bouddhisme Mahayana, est née l'idée de regrouper les différentes formes d’êtres, y compris les êtres humains, en dix catégories et de les interpréter en fonction de leur valeur selon un rapport hiérarchique. Ces dix catégories sont les dix mondes des enfers, des esprits affamés, des animaux, des Ashuras, des êtres humains, des cieux, des auditeurs, des éveillés par les conditions, des bodhisattvas et du Bouddha. Avant l'établissement du bouddhisme Mahayana, on prenait déjà en considération les six mondes, de l'enfer aux cieux et, après l'établissement du bouddhisme Mahayana, les quatre mondes, des auditeurs et la suite, furent ajoutés à ces six mondes, donnant naissance à l'opinion selon laquelle il existe dix mondes.

Selon l’interprétation traditionnelle du bouddhisme, les six mondes, des enfers aux mondes célestes, sont les mondes de l'errance et du samsara, c’est-à-dire le cycle des transmigrations dans les états de vie des six mondes. Le monde céleste est divisé en trois niveaux, inférieur, intermédiaire et supérieur. Les états de vie partant du monde des enfers jusqu’au niveau inférieur du monde céleste sont regroupés sous l’appellation « monde des désirs » car c'est un monde obsédé par les désirs physiques. Le monde céleste intermédiaire est appelé monde de la matière parce qu'il n'est plus attaché aux désirs mais n'est pas encore libéré des contraintes du corps, tandis que le monde céleste supérieur est appelé monde de la non-matière parce qu'il est libéré des désirs physiques et de leurs contraintes. Cependant, comme ici les contraintes de l'esprit n'ont pas encore été entièrement résolues, ce monde ne peut être considéré comme le monde de l’éveil et fait toujours partie du monde de l’illusion. Les six mondes, des enfers aux mondes célestes, sont également appelés les trois mondes car ils appartiennent soit au monde des désirs, soit au monde de la matière, soit au monde de la non-matière. Ce n’est que lorsque l'on a atteint le monde des auditeurs, que l’on est enfin considéré comme ayant pénétré dans le monde de l’éveil, qui est classé en quatre sortes d’états de vies, jusqu'au Bouddha, selon le contenu de cet éveil.

Tel est le caractère général de chacun des dix mondes, mais en fait, Zhiyi s'est appuyé sur cette théorie des dix mondes pour comprendre analytiquement le mécanisme structurel de la manière d'être des êtres humains. En d'autres termes, il ne conçoit pas les dix mondes comme de simples distinctions fondées sur les valeurs des êtres vivants, mais comme les dix différentes manières d'être des êtres humains eux-mêmes. L’humain n'est pas seulement le cinquième être intermédiaire dans une hiérarchie de dix types d'êtres différents, mais est compris comme un être qui peut se trouver n'importe où, des mondes inférieurs des enfers au monde supérieur du bouddha. L'être humain, qui occupe l'un des dix mondes, peut être considéré comme ayant « présents » en lui les neuf autres mondes. Bien sûr, ceci ne concerne pas que les êtres humains. Les dix mondes sont "présents" au sein des neuf autres mondes.

Ainsi, tous les êtres vivent dans une relation de "présence mutuelle des dix mondes".

Dès lors, tous les êtres des dix mondes peuvent être considérés comme également capables de devenir n'importe quel être, des enfers au bouddha. Mais quelle est donc la cause directe qui détermine que chaque être soit dans l’enfer ou dans le monde du Bouddha ? Zhiyi voit cette cause dans le fait de voir ou ne pas voir le véritable aspect des dharmas, ou, plus précisément, dans l'attitude de compréhension de la relation au véritable aspect selon quatre types d'attitude. La première attitude consiste à comprendre les dharmas comme "existant", tandis que la seconde attitude consiste à les comprendre sous l'aspect du "non-existant" (la vacuité). La troisième est l'attitude qui consiste à voir les choses sous l'angle du "temporaire" (la conditionnalité). La quatrième et dernière attitude est celle qui consiste à comprendre tous les dharmas à partir de l'aspect du "milieu". La première attitude de compréhension est l'essence même de la non-vision du véritable aspect des dharmas, propres à la voie extérieure. En progressant vers la deuxième et la troisième, le degré de vision augmente, jusqu'à ce que la quatrième attitude de compréhension soit l'état de vision du véritable aspect des dharmas lui-même. Ainsi, chaque être est compris comme un être ayant le potentiel de se transformer de diverses manières selon sa vision des dharmas.

L’humain ne se situe pas en dehors de cette relation. Même s'il est complètement submergé au milieu du mal, ce n'est qu'un type d'existence en tant que personne tombée dans la non-vision du véritable aspect, et tout ce qu'il a à faire est des efforts pour passer de la non-vision du véritable aspect à la vision du véritable aspect, sur la base de la garantie théorique de la possibilité de passer de la souffrance à la bouddhéité. La base théorique de l'exigence de pratique pour les êtres perdus est fondée sur cette relation entre voir et ne pas voir le véritable aspect des dharmas et sur les circonstances de l'établissement des différents aspects de l'existence qui s'établissent sur fond de cette relation.

Il faut pourtant préciser ici un point qui me paraît de la plus haute importance. La « présence mutuelle des dix mondes » est le principe le plus profond du bouddhisme. Or, certains béotiens tentant de vulgariser ce principe, sans apparemment l’avoir compris, l’on rétrogradé au simple changement d’état d’âme au cours d’une journée. « Je me réveille avec une rage de dents, c’est l’état d’enfer », « j’ai gagné au Loto, j’entre dans le monde des cieux (qu’ils appellent l’état de joie temporaire) », « je lis un livre, j’entre dans "l’état d’étude" (qui n’existe pas mais qui signifierait le monde des auditeurs) » et ainsi de suite. Or, si c’était ça, la « présence mutuelle des dix mondes », le bouddhisme n’aurait alors aucune raison d’exister. La véritable présence mutuelle des dix mondes est bien différente. Selon les autres sutras du Mahayana, chaque monde est parfaitement distinct des autres. Imaginez dix aquariums alignés, de formes différentes, avec des locataires tous différents d’un bocal à l’autre, dans l’incapacité de changer d’aquarium. Telle est la vision des sutras antérieurs sur les dix mondes. C’est également notre vision des choses en tant qu’êtres ordinaires. Par exemple, une personne occupe un certain espace dans une pièce et nous ne pouvons absolument pas imaginer qu’une autre personne occupe le même espace au même moment. C’est pourtant ce que signifie « la présence mutuelle des dix mondes ». Seul le Bouddha, grâce à sa sagesse et sa vision d’éveillé qu’il exprime dans le Sutra du Lotus, « ayant à tout jamais coupé court aux raisonnements erratiques comme le rêve », a effacé toutes les notions de différences et d’égalité et « a un savoir et une vision des aspects des trois mondes conformes à la réalité » (Lotus chapitre 16), ce que commente Vasubandhu dans son Traité sur le Lotus (Hokke-ron - 『法華論) par : « l’aspect des trois mondes est en fait l’identité du monde des êtres sensitifs et du monde du Nirvana ».

Ainsi, avec notre vision d’humains ordinaires, nous voyons les dix mondes comme bien distincts, tandis que le Bouddha, lui, les voit comme présents mutuellement. Seule la pratique du Sutra du Lotus peut nous permettre à nous aussi, êtres ordinaires, de devenir Bouddha dès ce corps, au cours de cette vie, et de voir le véritable aspect des choses, la présence mutuelle des dix mondes.

La clé permettant de pénétrer dans cette vision de la présence mutuelle des dix mondes est les Dix Ainsi prêchés dans le deuxième chapitre du Sutra du Lotus, les Moyens.

Les Dix Ainsi

Les Dix Ainsi expliquent la manière dont les choses existent et la présence mutuelle des dix mondes.

L'impulsion idéologique directe qui conduit le sujet pratiquant - le pratiquant de la voie de bodhisattva - à l’état de vie de la bouddhéité est, bien sûr, l'accomplissement de la tâche pratique de discerner le véritable aspect de tous les dharmas dans leur aspect immédiat et ce, pour toutes les existences. Comment, dès lors, Zhiyi a-t-il compris le véritable aspect des choses ? Cette explication fait partie d’une série qui utilise les Dix Ainsi comme indice.

Les choses qui nous apparaissent comme extérieures ne sont pas non-existantes, mais apparaissent en tant qu’objets de notre perception. Par conséquent, il doit s'agir d'entités qui, d'une manière ou d'une autre, supportent la reconnaissance objective. Zhiyi voit cette caractérisation de l'existence et tente de l'expliquer sous cet aspect, qui n'est rien d'autre que la doctrine dite des " Dix Ainsi".

Il dit : « Dans le présent Sutra, dix éléments sont utilisés pour fixer l’intégralité des dharmas. De sorte que pour tous les dharmas, Ainsi est l'aspect (Nyoze sō), Ainsi est la nature (Nyoze shō), Ainsi est la substance (Nyoze tai), Ainsi est l'énergie (Nyoze riki), Ainsi est la production (Nyoze sa), Ainsi est la cause (Nyoze in), Ainsi est la condition (Nyoze en), Ainsi est l'effet (Nyoze ka), Ainsi est la rétribution (Nyoze hō), Ainsi est l'égalité totale de l’origine à la fin (Nyoze hon mak’kūkyō-tō), ».

Passons en revue la signification des Dix Ainsi et déterminons les principaux objectifs de leur explication.

Pour répondre à cette question, il faut d'abord déterminer la signification des dix éléments, dont l’aspect, la nature et la substance, etc., comme base sur laquelle sont construits les dix types d’Ainsi. Le premier composant, l’aspect, est l’aspect qui se manifeste extérieurement. Il s’agit de notre propre aspect, mais également de celui des autres et du monde dans lequel nous vivons. Par exemple, l’enfer à un aspect différent de celui du monde des humains. De même, les ethnies d’Afrique et d’Asie n’ont pas le même aspect, tout comme je n’ai pas le même aspect que mon voisin. Le deuxième composant, la nature, est la nature qui réside à l'intérieur et qui nous caractérise, qui caractérise l’environnement et les autres. La substance est le principal constituant de l'être individuel. L'énergie est sa capacité latente. La production est la manifestation extérieure de l’énergie. La cause est la causes directe qui conduit à l'apparition des choses. La condition est la cause auxiliaire qui aide la cause directe. L’effet est le résultat des causes et des conditions. La rétribution est la conséquence des effets. L'égalité totale de l’origine à la fin est que tous, du premier composant, l’aspect au neuvième, la rétribution, sont lié les uns aux autres sans discontinuité. La signification de ces dix éléments peut être comprise de cette manière.

Maintenant, si ces dix éléments à partir de l’aspect contiennent ces significations, alors la signification des Dix Ainsi peut également être déduite de manière approximative. La signification des dix éléments devient encore plus claire lorsqu'ils sont interprétés en conjonction avec la phrase citée plus haut, "Dans le présent Sutra, les dix éléments sont utilisés pour fixer l’intégralité des dharmas". Le fait que les dix éléments, à commencer par l’aspect aient de telles significations et que les dix Ainsi soient dans une relation qui imprègne tous les dharmas, semble impliquer que ce qui existe peut être structurellement saisi en termes de manifestations extérieures, de nature, de capacité ou d'action, de relations avec d'autres êtres, et de relations d’occurrence, pour ainsi dire, à partir de dix perspectives prédéfinies. On peut dire que les Dix Ainsi sont une catégorie qui indique la manière d'être des choses qui existent. L’intégralité des dharmas est révélée tel qu'elle est, lorsqu'ils sont éclairés par les Dix Ainsi.

De ce fait, les Dix Ainsi sont des catégories qui expriment la nature de tous les dharmas d'une manière objective, et en les suivant, nous pouvons regarder les dharmas de l'extérieur. Cependant, selon Zhiyi, la forme et la manière d'être de tous les dharmas qui peuvent être saisies à la lumière des Dix Ainsi ne sont pas purement objectifs, avec un aspect, une forme concrets, comme nous le pensons habituellement. Une telle situation est illustrée par ce qu’on appelle « la triple permutation de lecture » des Dix Ainsi, considérée comme une révélation plus claire de l’intégralité des dharmas dans tous leurs aspects. Nous devons nous aussi porter notre attention sur ce point.

Expression par les trois vérités – Identité de la vacuité, de la conditionnalité et de la médianité

Présentons d’abord concrètement l’explication de « la triple permutation de lecture ».

Dans le Sens mystérieux du Lotus de Zhiyi, nous lisons : « en lisant les phrases en fonction de leur signification, je vois trois manière de les lire en les permutant. Premièrement "Ze sō nyo, Ze shō nyo, Ze tai nyo…ze hō nyo » (cet aspect est ainsi, cette nature est ainsi, cette substance est ainsi et ainsi de suite jusqu’à cette rétribution est ainsi). Deuxièmement "Nyoze sō, Nyoze shō, Nyoze tai…nyoze hō" (Ainsi est l’aspect, ainsi est la nature, ainsi est la substance et ainsi de suite jusqu’à ainsi est la rétribution). Troisièmement, "Sō nyo ze, shō nyo ze, tai nyo ze…hō nyo ze" (l’aspect ainsi est, la nature ainsi est, la substance ainsi est et ainsi de suite jusqu’à la rétribution ainsi est).

Lorsque tous (les éléments) sont qualifiés d’Ainsi (Nyo, qui est également synonyme de « réalité ultime »), Ainsi dénotant l’indifférenciation, cette lecture possède alors la signification de la vérité de la vacuité. Lorsque nous lisons "Ainsi est l’aspect, ainsi est la nature", on dénote alors l’aspect et la nature, soulignant leur différence et obtenons la signification de la conditionnalité. Lorsqu’on lit "l’aspect ainsi est " c’est alors la perfection de l’aspect réel de la médianité ».

Les Dix Ainsi définissent clairement ce qu’est l’intégralité de tous les dharmas. Toutefois, leur seule lecture ne mène qu’à une vision superficielle de ces phénomènes. En effet, comme on le voit ici, la triple permutation de lecture permet une vision plus fondamentale de ces dharmas, considérés alors en termes des trois vérités : vacuité, conditionnalité et médianité.

En fait, la raison pour laquelle une telle explication doit être donnée n'est pas claire. Pour être plus précis, on ne comprend pas pourquoi la triple lecture des Dix Ainsi doit être effectuée, ni pourquoi il est dit que les dharmas sont plus clairement révélés par les trois vérités de la vacuité, de la conditionnalité et de la médianité, plutôt que par simplement les Dix Ainsi. Ces questions seront résolues si nous examinons également la série d'explications données immédiatement après le texte cité plus haut.

« Faire la distinction rend plus facile la compréhension. C’est pourquoi, il convient d’expliquer séparément la vacuité, la conditionnalité et la médianité. Bien que ces vérités se répartissent en trois, il n’y en a qu’une. Bien qu’il n’y en ait qu’une, il y en a trois. Ce qui n’est ni vertical ni horizontal est appelé le véritable aspect. Le Bouddha et seulement le Bouddha est le seul à connaître ce Dharma ».

Cette phrase suggère également que la raison pour laquelle la triple lecture des Dix Ainsi est menée, est son caractère d'élimination des normes de tous les dharmas. Si dans leur intégralité, les dharmas avaient eux-mêmes une nature propre, leur essence pourrait être saisie ontologiquement, par exemple en termes d'aspects, de nature, d’énergie, de causes, de condition, etc., mais comme il est dit : "Bien que ces vérités se répartissent en trois, il n’y en a qu’une. Bien qu’il n’y en ait qu’une, il y en a trois", ils ne sont pas définis et n'ont pas de nature propre. Cependant, tant que dans leur intégralité, les dharmas ne sont pas définis et n'ont pas de nature propre, ils ne peuvent être compris qu'en fonction de la manière dont ils se manifestent dans le pragmatisme qu'ils impliquent. L'opération centrale de la triple lecture des Dix Ainsi, par exemple, la tentative de considérer l’intégralité des dharmas du point de vue de "Nyo", "Sō" et "Nyoze", a probablement été adoptée en vue de cette situation même. Ainsi, il est entendu que l’intégralité des dharmas ne peut se manifester que comme vacuité, comme conditionnalité, et ensuite comme médianité.

Voyons à présent la signification de la vacuité, de la conditionnalité et de la médianité.

Nous pouvons à peu près comprendre leur signification à partir de l'explication de la phrase citée plus tôt, mais nous pouvons prendre d'autres explications. Tout d'abord, dans le Grand arrêt et contemplation de Zhiyi, nous lisons que la vacuité définit "ce qui est produit par des conditions. La production en dépendance est l'absence d’essence, et l'absence d’essence est la vacuité". Comme il est dit ici, on entend par la vacuité, la façon dont existent les choses qui sont basées sur une origine dépendante et n'ont donc pas de nature inhérente. Ensuite, en ce qui concerne la conditionnalité, il est dit « le nom est une facilité impliquant la différence ». Ce qui signifie que définir un nom crée une forme d'existence qui peut affirmer son individualité. Enfin, pour ce qui est de la troisième vérité, le concept de "médianité" a été introduit pour transmettre activement le fait que la vacuité et la conditionnalité ne représentent pas indépendamment l'état des choses qui existent, mais qu'elles sont dans une relation dans laquelle elles représentent toutes deux également l'état du même être. Selon cette explication, c'est la médianité qui révèle la véritable nature de tous les dharmas, qui est vide et temporaire. Les concepts de vacuité, de conditionnalité et de médianité expriment également la forme de tous les dharmas et donc, conformément aux trois vérités, la forme de tous les dharmas est exprimée comme l’identité de la vacuité, de la conditionnalité et de la médianité.

En conclusion, seul le Sutra du Lotus enseigne la possibilité de devenir Bouddha dès ce corps, c’est-à-dire au cours de cette vie, sans avoir à renaître de multiple fois dans un autre monde et ce pour tous les êtres, par le biais du principe de la présence mutuelle des dix mondes, induite par la triple lecture des Dix Ainsi, préfigurant le principe d’Une pensée trois mille (ichinen sanzen), enseignement ultime du bouddhisme, que nous verrons au prochain épisode.

Sources documentaires pour ce chapitre :

Yuishiki shisō Nyūmon - Yokoyama Kōitsu

Tendai tetsugaku Nyūmon - Nitta Masaaki

Le Sutra du Lotus – Jean-Noël Robert

 

 

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